Selon la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, ratifiée par l’Union européenne et 182 pays dans le monde, le système de traçabilité des produits du tabac doit être pleinement indépendant des industriels. Ce qui, au sein de l’Union européenne, est très loin d’être le cas pour de nombreux experts.
« Une longue histoire de l’implication de l’industrie du tabac dans le commerce illicite »
Sur le papier, tout est clair. L’article 15 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT), entrée en vigueur en 2005, stipule que les États doivent mener tous les efforts nécessaires pour éliminer le commerce illicite de tabac, notamment en assurant une traçabilité stricte des produits du tabac et, en premier lieu, des paquets de cigarettes. Le Protocole pour éliminer le commerce illicite des produits du tabac, autre texte international de référence entré en vigueur en septembre 2018, exige dans son article 8 que les entreprises, administrations ou individus chargés de la traçabilité du tabac et de la lutte contre le commerce illicite « n’aient (pas) de relations avec l’industrie du tabac et ceux qui représentent les intérêts de l’industrie du tabac ». Cette rigueur des Nations-Unies est loin d’être anodine, expliquent les spécialistes du sujet : « Il existe une longue histoire de l’implication de l’industrie du tabac dans le commerce illicite de ces produits et cette industrie essaie toujours de contrôler le débat sur le commerce illicite afin d’influencer les politiques dans le monde entier », rappelait le Comité national contre le tabagisme (CNCT) en septembre 2023.
La tension monte à Bruxelles
Au sein de l’Union européenne, le débat autour de la traçabilité des produits du tabac et de la lutte contre le commerce illicite fait d’ailleurs rage. Et les tensions sont allées en grandissant alors que les révisions des directives européennes sur la taxation du tabac et sur les produits du tabac, adoptées en 2014, sont attendues dans les mois à venir. Et pour cause, ces deux textes devraient jouer un rôle clé dans les futurs systèmes de traçabilité du tabac en Europe et sont, à ce titre, scrutés par les experts du domaine. Certaines « dispositions (de ces textes) sont en contradiction directe avec la convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac (…), c’est le cas pour le système de traçabilité des produits du tabac », se sont ainsi indignés, en juin dernier, une cinquantaine d’ONG. Mais il faudra encore patienter… « En mars dernier, la Commission a discrètement publié un nouveau calendrier où la révision des textes est repoussée sine die, et cela sans aucune explication », s’est récemment ému le collectif Génération Sans Tabac. Cependant, plusieurs États membres viennent d’exiger le lancement de la procédure de révision.
Plusieurs députés européens s’étaient levés contre le système européen de traçabilité
Le rejet, des experts de la lutte antitabac et d’une partie de la classe politique européenne, contre le système actuel de traçabilité est complexe. C’est aujourd’hui le système Codentify, possédé par le groupe français Inexto, qui est privilégié par l’Union européenne pour assurer la traçabilité des produits du tabac. Le système Codentify a été concédé gratuitement à trois majors du tabac en 2010 puis à Inexto en 2016 « dans le but d’afficher une indépendance à l’égard de l’industrie du tabac afin de satisfaire aux obligations du Protocole », rappelle le Comité national contre le tabagisme. Mais plusieurs études scientifiques questionnent cependant cette indépendance depuis déjà plusieurs années : « L’analyse de deux documents de l’industrie suggère que l’indépendance financière n’avait pas encore été établie 17 mois après la vente de Codentify à Inexto », explique ainsi plusieurs chercheurs, dans les pages de la revue scientifique BMJJournals. En octobre 2024, le monde du tabac représentait 70 % de l’activité d’Inexto, selon le magazine professionnel Supply Chain. En bref, l’indépendance financière entre les professionnels de la traçabilité et les industriels du tabac, tels qu’exigés par l’OMS, semble loin d’être garantie dans le cas Inexto. Pour un autre des acteurs engagés dans la traçabilité des produits du tabac, le géant Dentsu et sa filiale Dentsu Tracking, les soupçons existent aussi. « Le fait que cette entreprise ait été désignée comme partenaire sans appel d’offres ni procédure publique, puis renouvelée en décembre 2023 dans les mêmes termes, c’est un véritable camouflet pour la transparence et la responsabilité des institutions », s’indignait d’ailleurs l’ancienne eurodéputée française Anne-Sophie Pelletier en février 2024. Des travaux menés par les journalistes d’investigation de l’OCCRP sur Dentsu ont, là encore, plus que questionnés l’indépendance de l’entreprise : « En 2017, Dentsu Aegis a racheté Blue Infinity, qui a contribué au développement de Codentify », explique Aisha Down de l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP). Côté Dentsu et Inexto, on clame évidemment son indépendance et son refus d’être associés aux acteurs du tabac, sans toutefois en apporter de preuve formelle.
Les objectifs sanitaires de l’Union européenne font partie des plus ambitieux du monde. Ils aspirent, à l’échéance 2040, à faire émerger une « génération sans tabac » et de voir, à terme, la cigarette définitivement bannie du continent européen. La lutte contre le commerce illicite est, dans ce cadre, une priorité, selon l’ONU, qui déplore « un manque de contrôle (global) de la fabrication des cigarettes ». L’Union européenne est à la peine dans ce domaine, avec une stabilité, voire une progression du commerce illicite. Des efforts urgents à mener, donc, pour lutter contre un fléau qui tue encore presque 700 000 Européens par an. Un processus qui devra se concrétiser lors de la révision des deux directives relatives tabac.