Le Groupe de travail parlementaire du Parlement européen sur le tabac vient de livrer les conclusions des concertations menées en collaboration avec les ONGs Alliance Contre le Tabac (ACT) et Smoke Free Partnership (SFP), et les chercheurs de l’Université de Bath. Au cœur de leurs conclusions : la mainmise des cigarettiers sur le système de traçabilité des paquets de cigarettes et leur rôle dans le commerce illicite de tabac.
Un avenir sans tabac assombri par les lobbys ?
Le bilan de leurs analyses et propositions, rassemblé dans un Livre Blanc présenté récemment à Bruxelles, ambitionne de préparer l’avènement d’une « Génération sans Tabac » au sein de l’Union européenne. Lancée en janvier 2023, l’initiative européenne pour une génération sans tabac d’ici 2030 est encouragée au plus haut niveau européen. Mais, plus officiellement, l’Union européenne vise avant tout à atteindre une prévalence de 5 % de fumeurs à l’horizon 2040 dans le cadre du Plan européen pour vaincre le cancer (PEVC).
Hors de l’Union européenne, des perspectives similaires semblent se dessiner. Récemment, le gouvernement britannique a ainsi annoncé sa volonté de faire passer une loi interdisant à tous les jeunes nés après 2009 de fumer ou vapoter. En Australie, pionnier de la lutte antitabac, le pays a déployé un paquet de mesures volontaristes, allant du paquet neutre à 30 euros à l’interdiction définitive des cigarettes électroniques à usage unique.
Au niveau européen, plusieurs mesures d’ampleur devraient aussi advenir dans les mois à venir, notamment dans le cadre de la révision des deux directives-tabac, la TPD et la TTD. Parmi elles, une lutte plus affirmée contre le commerce parallèle de tabac par l’institution de quotas de livraison de cigarettes par État membre ou encore la mise en œuvre d’un nouveau système de traçabilité, indépendant de celui actuellement en place, jugé trop dépendant des grands industriels.
Des cigarettiers jugés responsables du commerce illicite
« Le commerce parallèle, outil de lobbying des fabricants de tabac » : les mots des députés européens signataires du Livre Blanc sur le tabac sont forts, le constat accablant. Pour eux, et de nombreux spécialistes, le commerce parallèle est en réalité organisé par les cigarettiers. Comment ? En surapprovisionnant les pays voisins de la France, où la fiscalité sur les paquets -et donc les prix- est plus faible. « En 2019, l’industrie du tabac a ainsi approvisionné la France à hauteur de 552 cigarettes par habitant, contre 5 287 cigarettes au Luxembourg », expliquait en 2022 le Comité national de lutte contre le tabagisme (CNCT). Pour éviter ces manœuvres, les pays européens devraient à terme recevoir des quotas de cigarettes peu ou prou équivalents à leurs consommations domestiques. Mais le rôle des industriels dans le commerce illicite ne semble pas se limiter à la seule Union européenne. « Deux enquêtes menées par l’OCCRP démontraient que les multinationales de tabac sont directement impliquées dans l’organisation du commerce illicite en Afrique de l’Ouest, alors que celui-ci est une source importante de financement des milices ethniques et des groupes djihadistes, ainsi qu’un facteur majeur de déstabilisation de la région », poursuit le rapport.
Autre face de la même pièce, les cigarettiers tendraient à surestimer volontairement l’ampleur du commerce illicite. Leur cible ? Les prises de position des cigarettiers sur le « tabac de contrebande ». Chaque année, un rapport du cabinet de conseil KPMG qui vise à évaluer le niveau du commerce parallèle de tabac est ainsi financé, à hauteur de 11 millions d’euros, par les majors du tabac. De la « désinformation », selon les auteurs du Livre Blanc, tandis que l’Alliance contre le Tabac, qui a participé au Livre Blanc, affirme que ce rapport « est un simple outil de communication qui permet aux cigarettiers de nourrir leurs actions de lobbying visant à entraver la lutte contre le tabagisme en France ».
Soupçons sur le système de traçabilité du tabac
« Derrière Dentsu, la mainmise du tabac sur la gestion de la traçabilité du commerce du tabac en Europe », s’indignent les auteurs du Livre Blanc. Dentsu Tracking, l’entreprise en charge du système de traçabilité Codentify, « conceptualisé par les cigarettiers eux-mêmes », qui aurait été désignée « sans appel d’offres ni procédure publique », selon les mots d’Anne-Sophie Pelletier, l’une des auteurs du rapport. Il y’a quelques mois, le cas Jan Hoffmann, un ancien fonctionnaire de la DG Santé de la Commission européenne, parti occuper un poste chez Dentsu, avait renforcé les suspicions sur l’entreprise, les auteurs du Livre Blanc évoquant même des « soupçons de corruption ».
De leur côté, les spécialistes de la lutte antitabac réclament de longue date que « les identifiants figurant sur les paquets soient uniques, inamovibles et sûrs générés par une tierce partie indépendante des fabricants de tabac », comme l’affirme un membre de Smoke Free Partnership et l’exige l’article 8 du Protocole de l’OMS. En bref, en termes moins techniques, un nouveau système de traçabilité. A l’approche de la révision des deux directives, prévue pour 2025, eurodéputés, scientifiques et militants associatifs espèrent donc bien faire entendre leurs voix et contribuer à l’émergence, revendiquée par l’exécutif européen, d’une nouvelle génération sans tabac.