Méconnu et jugé loin des citoyens, le pouvoir exercé à Bruxelles fait l’objet d’une critique récurrente : le rôle qu’y joueraient les lobbies dans la prise de décision. Pourtant, l’Union ne cesse d’insister sur la transparence et multiplie les initiatives dans ce sens. Plusieurs affaires récentes sont venues rappeler à quel point il y avait encore du chemin à faire entre l’intention et la réalité.
Bruxelles, nid de lobbyistes. Selon Transparency International, ils seraient plus de 26 000 à écumer les rues de la capitale belge, où est situé le siège des principales institutions européennes. Les rues et aussi les bureaux, restaurants et bars d’hôtel (quand ils sont ouverts), où ils côtoient les députés, commissaires et autres fonctionnaires impliqués dans l’élaboration de la réglementation européenne. Leur métier est entouré de brouillard et inspire la réprobation. Il déplaît souverainement aux Français, nourris d’une conception pure de l’action politique, qui ne tolèrent aucun intermédiaire entre le peuple et son dirigeant.
Pourtant, l’influence des lobbyistes est réelle, reconnue, jugée parfaitement normale, voire utile, par les acteurs du théâtre européen. Un registre officiel établi par la Commission et le Parlement répertorie ces quelque 12 000 groupes de pression qui peuvent revêtir des visages divers : lobbies industriels, ONG, think tanks, syndicats… Leur rôle consiste à présenter des arguments, des notes, des recommandations, dans une sorte de « marché libre aux intérêts » où chacun peut faire valoir ses positions. Libre ensuite au décideur « éclairé » de trancher entre les différents points de vue.
La foire aux intérêts
Dans les faits, les choses ne sont pas aussi simples. Certains acteurs disposent de moyens considérables pour tenter de convaincre leurs cibles. On devine la différence d’impact entre le Conseil européen de l’industrie chimique, qui dépense 12 millions d’euros par an pour ses activités bruxelloises, et une ONG de défense des oiseaux mazoutés.
Certaines pratiques relèvent clairement du sponsoring. Ainsi, Marianne apprenait récemment à ses lecteurs que les présidences semestrielles de l’Union « se trouvent souvent flanquées – ou floquées » d’une marque. En 2019, lors de la présidence roumaine, Coca-Cola, Renault et Mercedes-Benz avaient déboursé plus de 40 000 euros chacun pour devenir sponsor officiel, comme lors d’une soirée de Ligue des Champions. Anecdotique ? Pas tant que ça quand on sait qu’au même moment, des discussions avaient lieu sur des sujets concernant de près l’activité de ces entreprises.
On touche ici à la principale crainte inspirée par un lobbying omniprésent. Et si, à force de pressions, de cadeaux et de facilités offertes, les intérêts privés finissaient par co-écrire la loi ? Récemment, c’est la gestion des frontières qui s’est retrouvée au cœur d’une polémique. Un rapport de l’ONG Corporate Europe Observatory a ainsi démontré que les fonctionnaires de l’agence Frontex avaient rencontré au cours des dernières années quantité de représentants de l’industrie des armes et de la surveillance, contre une seule ONG de protection des migrants.
Tentatives de régulation
Parfois, les plus intrusifs ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Et les chevaliers blancs autoproclamés peuvent recourir à des méthodes troubles. Ainsi le Britannique Ian Liddell-Grainger s’est récemment plaint par courrier auprès du Conseil de l’Europe (institution « cousine » de l’UE, chargée de la promotion des Droits de l’Homme) des agissements de la fondation Open Dialogue. Cette ONG soupçonnée d’entretenir des relations avec les services secrets russes aurait contrevenu à la règle en influençant directement la rédaction d’amendements. Sa collusion avec des membres de l’assemblée serait visible dans certains tweets émis par l’ONG alors qu’une séance était en cours. L’existence de la lettre émise par M. Liddell-Grainger a été confirmée par le secrétariat de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Par ailleurs, à l’occasion de l’adoption par le Parlement européen d’une série de résolutions en faveur des libertés et droits de l’Homme, des députés européens auraient également subi l’activisme forcené de la fondation Open dialogue.
En clair, il existe des règles à ne pas outrepasser pour qui tente d’exercer son influence auprès des décideurs. La pratique du lobbying fait l’objet d’une attention constante de la part des institutions européennes. Le registre déjà évoqué, instauré en 2011 et révisé en 2014, régule l’activité des acteurs impliqués auprès du Parlement et de la Commission. Mais il est critiqué depuis le début pour le manque de fiabilité des informations qui doivent y figurer.
Et toutes les tentatives globales visant à rendre les choses plus contraignantes, en rendant obligatoire la mention des lobbyistes rencontrés dans l’agenda d’un décideur, ont jusqu’à présent échoué. Si le Parlement européen a récemment fait un pas vers plus de transparence en modifiant son règlement intérieur en ce sens, il lui reste encore à convaincre la Commission et le Conseil, qui traînent des pieds.
Une urgence démocratique dans la mesure où l’activité des groupes d’intérêt, elle, ne faiblit pas. Pire : avec la crise du Covid, elle aurait même atteint une dimension inédite.