Vendredi 9 décembre 2022. Début du QatarGate. Le scandale qui a éclaté à Bruxelles fait l’effet d’un petit tremblement de terre, dont les institutions européennes et ses représentants sortent à nouveau ébranlés. Les photos de montagnes de billets de banque retrouvés chez la vice-présidente du Parlement européen, la Grecque Eva Kaili et l’ancien eurodéputé italien Pietr Antonio Panzeri, risquent d’accroître encore plus la défiance des citoyens européens envers les élites européennes, déjà jugées hors-sol, déconnectées et trop perméables à l’influence des lobbies. Le QatarGate ne serait pourtant qu’une goutte d’eau dans l’océan de la corruption publique et privée.
Le QatarGate est loin d’être un cas isolé
Il est tentant de circonscrire cette affaire à quelques d’eurodéputés isolés et aux intérêts sous-jacents d’une poignée d’États du Moyen-Orient. Pourtant, le mal bruxellois semble plus ancré et peut-être plus insidieux que ces liasses de billets, dont les photos ont été révélées dans la presse européenne. C’est en tout cas l’avis du député européen Raphaël Glucksmann, interrogé par Jean Quatremer, correspondant à Libération, qui affirme voir dans cette affaire la preuve « de la faiblesse des règles et du manque de détermination politique de lutter contre (le) fléau (de la corruption) à Bruxelles ». « Ce que (le QatarGate) montre, c’est que toutes les petites compromissions et les accommodements divers acceptés par des gens qui ne sont pas forcément corrompus eux-mêmes ont permis aux éléments corrupteurs d’agir », poursuit le socialiste.
Raphaël Glucksmann rappelle d’ailleurs que l’image d’Épinal de valises de billets transmises sous le manteau reste quasi-inexistante et cache en réalité des pratiques aux ramifications bien plus complexes et, surtout, bien moins visibles : « La corruption, ce ne sont pas seulement les valises de billets, c’est aussi le conflit entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, la colonisation du système de décision publique par des puissances privées ou des États étrangers ».. De Pfizer à Uber, de Google à Facebook, de Dentsu à Atos en passant par Philip Morris, les stratégies d’influence des groupes privés au sein des institutions européennes font régulièrement les gros titres de la presse européenne. Mais, pour un #QatarGate très — et à juste raison — médiatisé, combien de cas de corruption ou de conflits d’intérêts échappent à la vigilance des journalistes d’investigation ou des autorités ? Beaucoup, selon de nombreux insiders des institutions européennes.
La pratique de la porte tournante en ligne de mire
La prise de position de Raphaël Glucksmann n’est ainsi pas isolée. Le 3 novembre 2022, c’est la médiatrice européenne elle-même, Emily O’Reilly, qui dénonçait début novembre, dans la lettre d’information de Politico EU Influence, la pratique trop répandue de « la porte tournante » : « Le plus grand potentiel de corruption dans le système ». La notion de « revolving doors » exprime l’évolution professionnelle de certains fonctionnaires européens, qui alternent des postes dans les institutions européennes et dans le secteur privé, où le risque de conflit d’intérêts est jugé particulièrement élevé. Des habitudes qui n’ont, a priori, rien d’illégal mais qui font craindre, selon la journaliste de L’Opinion Jade Grandin de l’Eprevier, une potentielle « washingtonisation » de Bruxelles, où siège la Commission européenne.
Récemment, un cas de « porte tournante » a fait tout de même un peu de bruit dans les arcanes européens. Dans un article publié dans le Canard Enchainé le 23 novembre dernier, intitulé « le pantouflage qui fait un tabac à Bruxelles », la journaliste Isabelle Barré rappelait ainsi une statistique établie en 2020 par l’ONG Corporate Europe Observatory : sur 951 demandes de départ dans le privé de fonctionnaires et contractuels, la Commission européenne en avait validé 945, soit un taux de 0,63 % de refus seulement. Un taux infinitésimal qui interroge tant plusieurs affaires, médiatisées a posteriori, apparaît ainsi comme particulièrement sensible. Dans son article, le Canard Enchainé mentionne l’exemple du cas Dentsu Tracking/Jan Hoffmann. Dentsu Tracking est l’entreprise en charge de l’élaboration d’un système européen de traçabilité des produits du tabac destiné théoriquement à lutter contre les trafics de tabac. Un marché stratégique, car la contrebande de tabac coûte chaque année des dizaines de milliards d’euros aux contribuables européens. Jan Hoffmann, un ancien haut fonctionnaire de la DG Santé de la Commission européenne, parti rejoindre Dentsu Tracking à un poste stratégique. Le système mis en œuvre est critiqué de toute part. Jugé non conforme aux exigences de l’Organisation mondiale de la Santé, peu efficace et très faiblement générateur de recettes pour les États membres et les contribuables européens, qui perdent chaque année plusieurs milliards d’euros de recettes fiscales. « L’Union européenne a même réussi à se ridiculiser en mettant en place un système de contrôle qui a été élaboré par les vendeurs de cigarettes qu’eux-mêmes contrôlent », s’indigne Olivier Milleron, cardiologue hospitalier, dans les pages de Libération.
Si la médiatrice européenne n’a pas encore annoncé mener des investigations poussées sur le cas Jan Hoffmann, il apparaît nécessaire de déployer tous les efforts pour mettre à jour d’éventuels « QatarGate d’ordre privé » conclus ces dernières années. Une mission qui pourrait être confiée à Emily O’Reilly et au Parquet européen, si une judiciarisation est nécessaire dans certains cas. L’occasion aussi d’adopter des règles tangibles, immuables et incontournables qui pourraient permettre aux citoyens de reprendre confiance dans les institutions européennes. 18 mois avant les prochaines élections européennes, qui pourraient sonner le triomphe des populismes, l’urgence semble bien présente.