Dans sa dernière liste noire révélant les pays considérés comme à haut risque en matière de blanchiment d’argent, l’Union européenne pointe du doigt des pays souvent émergents, déjà frappés par la crise économique provoquée par le covid-19. La publication de cette liste ruine tout espoir de reprise pour ces pays, au moment où la communauté internationale devrait, au contraire, leur venir en aide.
Des gouvernements qui s’insurgent
Si les propositions de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen qui appelle à « des transferts généreux à l’égard des pays du Sud » dans le cadre de la crise post-covid sont louables, on peut s’étonner que l’Union européenne n’applique pas sa politique de solidarité au-delà de ses frontières. La Commission vient de publier en mai une nouvelle liste noire de pays tiers à haut risque. Elle révèle une série de pays dont les dispositifs de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme seraient insuffisants.
Ce classement comporte une vingtaine de juridictions dont plus de la moitié sont des pays dont la population est majoritairement pauvre. Le Ghana, qui vient d’être ajouté à la liste UE, a dénoncé la méthodologie européenne. « Nous considérons que la méthodologie utilisée est imparfaite, car il n’y a pas eu de communication avec le Ghana concernant les lacunes à améliorer. Par conséquent, le Ghana n’a pas eu la possibilité de réagir ni le temps d’appliquer des mesures correctives, ce qui est la norme », a alerté le ministère des Finances. Pour sa part, la communauté des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) a décrit le processus d’inscription sur la liste comme une « pratique unilatérale et discriminatoire ».
Liste noire + absence de droit de réponse + Covid-19 = l’injustice d’une triple peine
Le listing n’aura donné aucune chance aux pays sélectionnés de se défendre, alors qu’il existe dans le corpus juridique européen un droit de réponse, que les pays listés n’ont pas eu le temps de faire valoir. La méthode d’identification, les modalités de publication et le timing (en pleine crise sanitaire) sont autant d’éléments qui interrogent le bien-fondé du classement. Or les conséquences sont immédiates et désastreuses pour les pays inclus dans la liste, dont les fonds d’investissement se détournent, et qui voient les devises étrangères diminuer à un moment où leurs économies sont affaiblies par la crise actuelle.
La liste noire de l’Union européenne vient frapper ces pays à un moment critique pour la conjoncture internationale qui s’apprête à connaître une récession historique, notamment pour l’Afrique qui connaît une nette accélération de la pandémie selon l’OMS. « Il a fallu 98 jours pour atteindre la barre des 100 000 cas et 18 jours seulement pour franchir celle des 200 000″, a récemment signalé le Docteur Matshidiso Moeti, médecin botswanaise et directrice régionale de l’OMS pour l’Afrique.
Parmi les pays blacklistés, le Botswana et le Zimbabwe sont limitrophes de l’Afrique du Sud, l’un des foyers du virus sur le continent. Sans oublier le Ghana, situé à quelques centaines de kilomètres du Nigeria, autre foyer de la maladie.. Depuis le déclenchement de la crise sanitaire, le Ghana mais aussi le Zimbabwe ou l’île Maurice ont vu leur tourisme et leurs exportations s’effondrer.
Un classement aux conséquences économiques désastreuses
Selon certains experts, le blacklisting d’un pays pourrait être économiquement et socialement aussi dangereux que la crise du Covid-19 : les pays qui figurent sur la liste de l’UE verront leurs opérations financières avec l’Union européenne se complexifier, et ralentir. Cela aura également un impact sur le transfert des fonds pour le développement. Le moindre flux subira un contrôle supplémentaire de la part des banques et des institutions financières.
Bref, une entrave durable aux relations commerciales au moment où les pays du continent auraient besoin d’aide, surtout pour ceux dont les efforts ont été distingués par les organisations internationales. Le gouvernement de l’île Maurice par exemple, a mis en oeuvre 53 recommandations (sur un total de 58) préconisées par le Groupe d’action financière (GAFI) – organe international spécialisé dans le crime financier –, et s’est engagé sur les cinq recommandations restantes pour le mois d’août, prenant ainsi de l’avance sur sa feuille de route.
Deux poids, deux mesures ?
Certains pays qui ne figurent pas dans la liste, tels que l’Arabie Saoudite par exemple, auraient-ils de puissants protecteurs ? Certaines dépendances américaines (Samoa américaines, Guam, Porto Rico, îles Vierges américaines etc.) sont absentes de la liste UE tout comme la Corée du Nord ou l’Iran qui figurent pourtant sur la liste noire (et non grise) du GAFI. Bruxelles pratiquerait-elle le deux poids deux mesures ?
Les pays émergents doivent impérativement lutter contre le blanchiment d’argent et assainir leur économie. Cependant les pénaliser en pleine récession risque de leur faire subir un contrecoup économique avec des effets pervers sur le long terme : plus d’accès aux fonds européens, un impact durable sur leur monnaie, des pénuries alimentaires, des faillites en série. Dans certains pays, comme au Zimbabwe, dont la situation économique est jugée « catastrophique » par les médias internationaux, on peut craindre une crise sociale et le retour des « émeutes du désespoir ».
La crise du covid-19 a permis la mise en place d’opérations financières solidaires au sein de l’UE : la zone euro, par exemple, songe à effectuer une mutualisation des dettes. Concernant sa lutte contre le blanchiment d’argent, la rigueur et l’orthodoxie habituelle de l’Union européenne, fondées sur des critères d’identification pensés « en temps normal », devraient laisser place à la prise en compte de circonstances économiques et sanitaires extraordinaires. Sans quoi, certains pays émergents, qui ont construit un équilibre financier sur la longueur, pourraient, en l’espace d’un classement, tout perdre.
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